FRANCE - Économie

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«La France est hantée par l’idée de déclin.» La formule de Christian Stoffaës résume de façon percutante l’histoire économique française tout au long du XXe siècle, ou plutôt la manière dont les Français ont vécu cette histoire.

L’idée qu’il existe un «retard français» est, en effet, une constante sur le long terme. Les comparaisons qui sont établies tournent régulièrement au désavantage de la France: avec le Royaume-Uni au XIXe siècle, avec les États-Unis depuis 1945, avec le Japon plus récemment, et bien sûr avec l’Allemagne sans interruption. Dès 1918, le rapport Clémentel insiste sur les «archaïsmes» de l’économie nationale. Ce qui apparaît dans l’entre-deux-guerres comme une stagnation française conduit à noircir le tableau, et la défaite de 1940 autorise des jugements extrêmement sévères aussi bien dans les rangs de la Résistance qu’à Vichy. «La France, déjà en retard dans maints secteurs avant la guerre, est maintenant plus gravement éprouvée qu’elle ne l’était en 1918», affirment ainsi les services de l’État français dans la «tranche de démarrage» de 1944; en écho, le rapport rédigé la même année pour le compte du Comité français de libération nationale par André Philip commente: «Depuis plusieurs dizaines d’années, les retards de la France dans la course au développement économique et au bien-être s’accumulent. À chaque étape, nous sommes un peu plus dépassés.» Quant à Jean Monnet, il craint que l’économie «ne se cristallise à un niveau de médiocrité» (mémorandum au général de Gaulle de décembre 1945).

Ainsi se définissent les caractéristiques les plus souvent évoquées de ce «retard français»: domination du secteur agricole, faiblesse industrielle, en dehors de quelques secteurs de biens de consommation ou de produits de luxe, insuffisante concentration des entreprises, modestie de l’investissement, mentalités traditionnelles et frileuses, individualisme et refus de l’organisation, ouverture insuffisante sur le monde, capitalisme «timide et conservateur» (rapport Clémentel). C. Stoffaës les résume en quatre formules dans Une économie mondiale : malthusianisme, provincialisme, ruralisme, règne du petit.

Sans doute n’est-il pas certain que tous ces traits correspondent exactement à la réalité française – loin de là. L’important est que cette analyse provoque, dès 1919, et surtout après 1945, une volonté de renouveau.

1. Du XIXe siècle à 1945: une longue stagnation?

L’héritage du XIXe siècle

Beaucoup d’historiens estiment que c’est au XIXe siècle que se déterminent les caractéristiques du retard français. Malgré des progrès indiscutables, en particulier sous le second Empire, le bilan de la période est souvent considéré comme négatif.

Particulièrement sur la sellette se trouve la IIIe République. Dans leur désir de convertir la masse paysanne aux idéaux républicains, ses dirigeants auraient privilégié les intérêts de l’agriculture, au risque de décourager les autres activités. La petite propriété paysanne est donnée en exemple, le marché national est mis à l’abri de la concurrence extérieure: en 1892, Jules Méline inspire un tarif particulièrement protectionniste, dénommé «loi du cadenas», qui préserve les producteurs nationaux des importations de blés russe ou américain; mais, du même coup, c’est toute l’économie française qui se trouve comme isolée du marché mondial.

La France reste ainsi un pays essentiellement agricole, comme le prouve la part du secteur primaire dans la population active (43,2 p. 100 en 1906), alors que ce secteur représente seulement un peu plus d’un cinquième de la production nationale. Les vertus traditionnellement attribuées au monde rural sont valorisées: la prudence, l’épargne, le goût de l’indépendance. En 1913, la France compte près de trois travailleurs indépendants (y compris les agriculteurs) pour deux salariés, les premiers n’ayant en général qu’une dimension économique modeste. Tous placent leurs économies de façon «sûre» (bons du Trésor, obligations étrangères comme les emprunts russes), au détriment de l’investissement dans l’industrie nationale; d’ailleurs, les banques, depuis la crise du début des années 1880, encouragent les Français dans cette attitude et ne jouent guère leur rôle d’intermédiaire en direction des activités productives. Ces constatations nourrissent déjà l’idée d’un malthusianisme français qui se manifeste sur le plan démographique comme sur le plan économique.

Alors que, vers 1800, la France était deux fois plus peuplée que l’Allemagne et trois fois plus que le Royaume-Uni, elle compte, en 1913, moins d’habitants que chacun de ces deux pays. Ce phénomène est dû à une diminution rapide du taux de natalité en France, dès le début du XIXe siècle, tandis que ce même taux ne commence à décroître dans les pays voisins qu’environ un siècle plus tard. La population française, qui frôlait les 30 millions d’individus à la veille de la Révolution, n’atteint ainsi que 37,4 millions en 1861 et 39,6 à la veille de la Première Guerre mondiale.

Cette vision très pessimiste mérite pourtant d’être nuancée. La France a bien pris le tournant de la deuxième révolution industrielle. Les inventeurs français se distinguent dans des secteurs comme l’électricité, l’aviation, l’automobile. En ce qui concerne cette dernière activité, la France est le deuxième producteur mondial en 1913. Contrairement à une idée reçue, la concentration des entreprises et l’ouverture sur le monde ne sont pas si faibles: selon Jean-Pierre Daviet, la France connaît en 1914 un niveau de concentration comparable à celui des autres pays européens: les sociétés de plus de cinq cents salariés (soit 600 entreprises industrielles) produisent 20 p. 100 de la valeur ajoutée de l’industrie. Quant aux exportations, elles représentent, selon le même auteur, 15 p. 100 du P.I.B. – autant qu’en 1970! On ne saurait non plus négliger l’effort d’équipement en matière de routes, de canaux et de chemins de fer ni les progrès de l’enseignement.

Le retard français n’est donc pas une évidence. Selon l’économiste Jean Coussy, il faudrait plutôt parler d’un véritable modèle de croissance à la française, une croissance qui serait relativement soutenue (environ 1,2 p. 100 l’an, en moyenne, entre 1840 et 1913) et qui pourtant ne sacrifierait pas l’agriculture à l’industrie, comme beaucoup de pays proches ont choisi de le faire. La politique agricole de la France aurait-elle des motivations plus sociales qu’économiques? Elle n’en assure que mieux la stabilité du pays et permet une croissance régulière qui s’accélère à la veille de la Première Guerre mondiale (taux de croissance industrielle de 5 p. 100 l’an entre 1906 et 1913).

Les «belles époques»

On a beaucoup ironisé sur la formule de «Belle Époque»; pourtant, le début du siècle est bien une «belle époque» pour l’économie française, et qui semble se prolonger par-delà le choc du premier conflit mondial.

Le taux de croissance du P.I.B. est en effet élevé: il augmente de 4,7 p. 100 l’an, en moyenne, entre 1924 et 1929 – un chiffre comparable à celui des Trente Glorieuses. L’industrialisation est notable et la France développe son industrie pétrolière (création de la Compagnie française des pétroles en 1924, «charte» du pétrole en 1928), son industrie chimique ou sa production d’électricité. Les entreprises se concentrent, comme en témoigne la création d’Ugine ou de Monoprix. De nombreux rapprochements ont lieu qui préparent les regroupements de l’après-guerre, comme le rapprochement entre Nord-Est et Denain-Anzin. L’effort d’investissement se fixe à un niveau élevé (le taux de formation brute de capital fixe atteint 20 p. 100, plus que dans les années 1950). Les localisations industrielles se transforment, et aux bastions traditionnels du Nord-Est et de la région parisienne s’ajoutent la région lyonnaise pour la chimie ou le pôle toulousain pour l’aéronautique.

Sans doute la France n’ignore-t-elle pas les difficultés: problèmes de la reconstruction, dépréciation du franc jusqu’à sa dévaluation en 1928 par Raymond Poincaré, difficultés commerciales à partir de 1926. Le progrès économique se concrétise pourtant en matière sociale avec les lois Laval-Tardieu qui instaurent un système d’assurances sociales moderne. En 1930, la France compte 1 700 chômeurs recensés...

La France en crise

C’est dans ce contexte qu’intervient la crise des années 1930. Le débat est vif entre économistes pour savoir si le pays entre en crise avant ou après les autres. Pour les uns, les difficultés existent dès 1928 et s’expliquent par la stabilisation du franc à un cours relativement élevé – d’où le creusement du déficit commercial. Pour d’autres, la France est protégée parce qu’elle est moins ouverte et peut compter sur la bonne santé de son marché rural comme sur son empire, avec lequel elle effectue 16 p. 100 de son commerce extérieur en 1930: paysans et colons continuent d’acheter, ce qui soutient la production nationale. Les deux interprétations mettent pourtant l’une et l’autre l’accent sur les retards français, qui expliqueraient le manque de compétitivité d’une part, la relative stabilité de l’autre.

Le fait est que, en 1931-1932, la France cesse d’être protégée. Les prix agricoles s’effondrent à la suite de bonnes récoltes, le marché rural est déprimé. La dévaluation de la livre (septembre 1931) rend plus difficiles les exportations. La production industrielle régresse alors (face=F0019 漣27 p. 100 entre 1929 et 1935), des faillites retentissantes se produisent comme celle de Citroën (1934), et le nombre des chômeurs secourus s’élève à 500 000 en 1935.

Face à cette situation, il existe des propositions originales. Elles émanent de groupes qui mettent en avant la nécessaire modernisation et prétendent souvent dépasser les anciens clivages gauche-droite. On peut noter ici le rôle du groupe X-Crise, rassemblant des polytechniciens, ou le «plan du 9 juillet», élaboré par Jules Romains entouré d’intellectuels allant des Croix-de-Feu à la S.F.I.O. Dans le climat de remise en question et de bouillonnement des années 1930, la notion de plan joue d’ailleurs un rôle significatif. Popularisée par les écrits du Belge Henri de Man, elle fait recette aussi bien à gauche (le plan de la C.G.T., les planistes de la S.F.I.O. ou les néo-socialistes avec Marcel Déat) qu’à droite, où Tardieu lance un plan d’outillage national. Le plan permet le regroupement des modernisateurs, dans une certaine confusion cependant, puisqu’il est vrai que l’Allemagne planifie tout comme l’U.R.S.S.

La volonté de changement existe aussi chez les modérés. Elle se manifeste dans les propositions de Pierre Étienne Flandin en faveur d’une cartellisation et d’une concentration forcée des entreprises, dans l’idée de dévaluation émise par Paul Reynaud dès 1934, dans les plans Tardieu ou Marquet. Mais ces plans sont rognés par le Parlement, les projets de Reynaud et de Flandin ne sont pas retenus. Sous les gouvernements Doumergue et Laval, la France reste attachée à la stabilité de sa monnaie, d’où une politique de déflation qui vise à gagner en compétitivité par la baisse des prix et des coûts salariaux; elle s’efforce aussi de mieux se protéger de la concurrence extérieure (nombreux contingentements, surtaxe sur les produits des pays ayant dévalué) et adopte des mesures malthusiennes (dénaturation des stocks de blé et de vin, limitation de l’entrée d’immigrés en 1932). Toutes ces mesures entendent protéger le pouvoir d’achat des classes moyennes et des milieux populaires et plus encore conserver au gouvernement le soutien du monde paysan.

Cette politique ne permet pas une véritable relance de l’activité, malgré une légère reprise en 1934 et au début de 1936. Aussi le Front populaire (communistes, socialistes et radicaux) remporte-t-il les élections en juin. Pourtant, son programme semble singulièrement prudent en matière économique. Afin de ne pas effrayer les classes moyennes et les milieux paysans, on n’a pas retenu l’idée de planification; les seules nationalisations évoquées concernent les industries d’armement (et le problème est nettement plus politique qu’économique); et Léon Blum s’est solennellement engagé à ne pas dévaluer. L’axe principal de la nouvelle politique doit être la reflation, terme qui évoque plus une relance par la consommation qu’une véritable modernisation. Il est vrai que la fragilité de la coalition de Front populaire n’autorise pas de vastes changements.

Ceux-ci résulteront en partie des circonstances. À la suite de la vague de grèves de mai-juin, les accords Matignon (7 juin 1936) instaurent la création des délégués du personnel dans les entreprises de plus de dix salariés ainsi que les congés payés et les quarante heures. Les difficultés que connaissent les compagnies de chemin de fer provoquent leur nationalisation et la création de la S.N.C.F. en 1937. Par ailleurs, le statut de la Banque de France est modifié en un sens qui laisse de plus larges pouvoirs à l’État; l’Office national interprofessionnel du blé organise le marché de ce produit; la Caisse nationale des marchés de l’État et des collectivités locales permet de coordonner et de financer les grands travaux publics; l’industrie aéronautique est nationalisée, comme prévu; l’Institut de la conjoncture, ancêtre de l’I.N.S.E.E., est créé en 1938. Certaines réformes importantes de l’après-guerre sont ainsi ébauchées, mais d’autres (refonte du système scolaire, création d’une école nationale d’administration) sont abandonnées. Quant à la dévaluation, elle se révèle vite indispensable en octobre 1936, mais le taux retenu apparaît insuffisant: on a hésité, une nouvelle fois, par peur de heurter les classes moyennes. Le comité économique de la S.D.N. commente: «La France est le seul État à avoir manqué sa dévaluation.» Il faudra recommencer en 1937 et en 1938.

Le plus grave est que la production ne redémarre pas. Le principal responsable en serait la loi des quarante heures qui, appliquée de façon rigoureuse, entraverait la production. Pour Alfred Sauvy, il s’agit d’une mesure malthusienne: en forçant tous les travailleurs à ne travailler que quarante heures, la loi limite l’activité des salariés qualifiés, dont le nombre est insuffisant, limite du même coup l’activité de tous et met les entreprises en difficulté, d’autant que les salaires ne sont pas diminués, au contraire. L’idée du partage du temps de travail, qui sous-tend la loi des quarante heures, relèverait ainsi d’une logique comparable aux politiques de réduction de l’offre dans le secteur agricole (arrachage des pieds de vigne, notamment): au lieu de chercher une sortie à la crise par en haut, en stimulant la demande et l’économie, on gèle des capacités de production et on aligne l’offre, par le bas, sur une demande atone.

Lorsque Paul Reynaud devient ministre des Finances, en 1938, dans le gouvernement Daladier, les signes d’un changement sont perceptibles. Avec lui arrivent aux affaires des hommes qui vont jouer un rôle clé dans les transformations de l’après-guerre: Michel Debré, Alfred Sauvy, Jean Ullmo, Jean Dautry... Paul Reynaud évoque une «économie guidée dans le cadre de la liberté», qui annonce la synthèse entre action de l’État et capitalisme caractéristique des Trente Glorieuses en France. Il aménage la loi des quarante heures et facilite l’octroi d’heures supplémentaires, établit un Code de la famille d’inspiration nataliste, dévalue à nouveau, lance de grands travaux et réarme. Mais la guerre interdit de poursuivre plus loin l’effort engagé.

La modernisation selon Vichy et selon la Résistance

Le bilan de l’entre-deux-guerres paraît alarmant. On compte à la veille du conflit 19 millions d’emplois, moins qu’en 1913; la part de la population employée dans le secteur secondaire a régressé (32 p. 100, contre 33 p. 100 en 1913), le taux d’ouverture de l’économie s’est réduit à moins de 10 p. 100 et la France ne représente plus que 6 p. 100 des exportations industrielles mondiales en 1938 (12 p. 100 en 1913).

La guerre aggrave cette situation. La population atteint tout juste 40 millions d’habitants en 1945 – alors qu’elle était de 39,6 millions en 1913. Les équipements du pays sont endommagés: la moitié des wagons sont détruits, les deux tiers de la flotte marchande, 90 p. 100 du parc automobile de 1939; il n’y a plus un pont intact sur la Seine entre Paris et la mer, la plupart des ports entre Dunkerque et La Rochelle sont endommagés. Ce qui reste de matériel est usé et vétuste, dans la mesure où l’investissement a été depuis longtemps insuffisant, et Jean Monnet découvre avec stupeur que l’aciérie la plus moderne date d’avant 1913 – et encore avait-elle été construite par les Allemands dans la Moselle qui leur appartenait alors!

L’ampleur du désastre a au moins une dimension positive: elle fait prendre conscience de la nécessité impérieuse du redressement. La défaite humiliante de mai 1940 n’est pas considérée, en effet, comme la conséquence de choix militaires douteux, mais comme la sanction d’erreurs anciennes et répétées. Selon l’interprétation qui est mise en avant se dessinent les grands courants et les grandes politiques de l’avenir. À Vichy, beaucoup mettent l’accent sur les racines morales de la défaite. «Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal», explique le maréchal Pétain, et le redressement passe alors par un retour aux valeurs traditionnelles. Le général de Gaulle insistera sur la responsabilité des institutions de la IIIe République et des partis, ce qui suppose que le renouveau passe par une nouvelle Constitution. Beaucoup, enfin, mettent en cause le retard économique et social du pays. C’est ce qui anime l’effort de modernisation engagé après 1945. «Modernisation ou décadence», donne à choisir Jean Monnet.

Il est de fait pourtant que les racines de cet effort de modernisation doivent être recherchées à Vichy autant que dans la Résistance. L’historien Richard Kuisel parle de «deux forces historiques parallèles bien qu’antagonistes». Autour d’Yves Bouthillier, ministre des Finances, de René Belin, ancien responsable de la C.G.T. et ministre de la Production industrielle puis du Travail, de François Lehideux, ministre également de la Production industrielle et dirigeant de la Délégation générale à l’équipement national, se regroupent des hommes qui estiment que le régime autoritaire de Vichy leur donne une chance exceptionnelle d’opérer les changements que la République s’était montrée incapable de réaliser. Sans doute toutes les décisions adoptées pendant cette période complexe seront-elles, en principe, rayées d’un trait en 1944. Dans la pratique, cependant, elles seront nombreuses à se trouver maintenues ou à peine modifiées: mesures du ministre de l’Agriculture Caziot facilitant le remembrement, loi bancaire de 1941, statut de la fonction publique, création des comités sociaux qui préfigurent les comités d’entreprise, ébauche d’une planification avec le plan de dix ans en 1942... Même si l’effort de rénovation est entravé, d’abord à cause de la présence d’un fort courant réactionnaire à Vichy, ensuite par les circonstances de la défaite et de la guerre qui continue, le mouvement est bien lancé. Signe mystérieux du changement, la natalité française commence à se redresser dès 1943, au beau milieu du conflit, au moment où les circonstances sont les plus difficiles, sans qu’aucune explication satisfaisante de ce phénomène ait jamais été apportée.

2. 1945-1973: le «miracle français»

De la fin de la guerre à la crise, la France connaît un taux de croissance exceptionnel (tabl. 1 et 2), mais plus encore des progrès qualitatifs remarquables: l’investissement et les gains de productivité se situent à des niveaux très élevés, supérieurs à la moyenne de l’O.C.D.E. (tabl. 2). La prise de conscience du retard accumulé taraude les Français et les stimule sur la voie d’une modernisation à marche forcée.

La modernisation par l’État

Les tendances au pouvoir après la Seconde Guerre mondiale – gaullistes, démocrates-chrétiens, socialistes, communistes – partagent la même volonté de changement, même si elles ne donnent pas tout à fait le même sens à ce terme. Ainsi, selon Pierre Rosanvallon, «la notion de malthusianisme joue après 1945 le même rôle que celle d’Ancien Régime après 1789: elle permet le consensus, comme si la dénonciation du vieux suppléait l’indétermination du neuf».

Un élément clé de ce consensus repose sur le rôle attribué à l’État dans la modernisation de l’économie, puisque le patronat en paraît incapable. Moralement, il est discrédité, comme le rappelle Pierre Lefaucheux, premier président de la Régie Renault nationalisée: «La faillite du capitalisme n’avait pas été clairement établie par les difficultés économiques de la période 1919-1935. Elle est apparue d’une manière éclatante lorsque toute une partie du patronat de 1940 s’est ruée vers la collaboration.» Le «capitalisme» français apparaît surtout comme trop faible pour soutenir et financer l’effort de modernisation indispensable. L’argument est souvent utilisé à l’égard des houillères, dispersées et vétustes. Il est repris pour les secteurs de pointe, comme l’aéronautique, où
l’ampleur des investissements requis justifie l’intervention des pouvoirs publics. Dans le cas de l’électricité, où la concentration était déjà bien entamée avant 1939, il s’infléchit et insiste sur l’indispensable harmonisation du réseau, la nécessité de lancer un vaste programme hydroélectrique et l’idée que l’organisation du secteur débouchera sur un monopole qui ne peut être assumé que par l’État.

Cette condamnation n’est pas le fait de la seule gauche. Le général de Gaulle acquiesce pour l’essentiel. Même s’il freinera certaines nationalisations, il justifie leur principe: «C’est à l’État, aujourd’hui comme toujours, qu’il incombe de bâtir la puissance nationale, laquelle, maintenant, dépend de l’économie. Tel est à mes yeux le motif principal des nationalisations, de contrôle, de modernisation.»

Ces nationalisations se déroulent en trois vagues. D’abord, une année d’ordonnances, jusqu’en juin 1945, où sont nationalisées Renault et Gnome et Rhône, considérées comme coupables de collaboration, les transports aériens, Sciences po, tandis que les mines de charbon sont réquisitionnées. De décembre 1945 à juin 1946 sont ensuite votées des lois qui entérinent les plus importantes acquisitions du secteur public: la Banque de France et les quatre grandes banques de dépôt (Société générale, Crédit lyonnais, Banque nationale du commerce et de l’industrie, Comptoir national d’escompte), le gaz et l’électricité, les charbonnages ainsi que trente-quatre compagnies d’assurances. En 1948, enfin, ces mesures sont complétées par la prise de contrôle de la marine marchande et la création de la R.A.T.P.

Aux nationalisations il convient d’ajouter la création de nombreux organismes publics destinés à encadrer l’économie: Bureau de recherche pétrolière, Commissariat à l’énergie atomique... L’accent est mis sur l’effort de recherche, comme le confirme la création du C.N.R.S.

Bien d’autres réformes décisives doivent être portées au crédit de cette période. La plus importante concerne la planification, avec la création, en janvier 1946, du Commissariat général du plan. Sa mission consiste à faire apparaître les priorités économiques et à concentrer les moyens de l’État sur ces secteurs clés. Pour cela est créé le Fonds de modernisation et d’équipement, qui deviendra, lors du IIe plan, Fonds de développement économique et social. Cet organisme entérine les projets d’investissement des grandes entreprises nationales; il étudie également les demandes de subventions qui sont adressées à l’État et juge de leur conformité avec les objectifs du plan. Comme le note Pierre Rosanvallon, «le plan a surtout servi à planifier l’État lui-même» et a permis aux dirigeants du pays de définir clairement les priorités. La Sécurité sociale, instaurée en 1945 et 1946, répond à un souci social mais sert aussi à renforcer le dispositif nataliste et à maintenir la main-d’œuvre en bonne santé. Ce double souci, social et économique, transparaît à travers la réforme du fermage et du métayage, le nouveau statut des fonctionnaires, la création des comités d’entreprise et l’inscription du droit de grève dans la Constitution: des travailleurs mieux protégés seront des travailleurs plus motivés et, partant, plus efficaces.

Rien ne serait possible, cependant, si l’État ne se dotait des moyens humains de ses ambitions. Tel est le sens de la nationalisation en 1945 de Sciences po, volontiers accusée d’avoir formé une élite de hauts fonctionnaires issue de la bourgeoisie et imbue des théories libérales. En contrepoint est créée l’École nationale d’administration où enseigneront Alfred Sauvy, Pierre Uri, François Bloch-Lainé (auteur de Profession fonctionnaire ), plus tard Simon Nora, autant de représentants notables du camp des modernisateurs. Cette institution contribuera de plus en plus, à côté de Polytechnique et, parfois, de Normale sup, à former les grands commis de l’État qui s’illustreront dans les ministères ou, mieux encore, à la tête des entreprises publiques. Afin que ces hommes soient mieux informés sont créés l’Institut national de la statistique et des études économiques, l’Institut national d’études démographiques et la Direction de la prévision (le terme date de 1962) du ministère de l’Économie et des Finances, tandis que les méthodes de la comptabilité nationale seront expérimentées à partir de 1951.

L’État se retrouve ainsi doté de moyens considérables. La France n’est pourtant pas devenue un pays socialiste. Jean Bouvier n’hésite pas à parler d’une «révolution confisquée». C’est que, par la force des choses, la France est dans le camp américain. Le capitalisme reste en place et beaucoup des hommes au pouvoir entendent non pas le réduire, mais au contraire permettre l’émergence de puissantes entreprises privées. Ils ne veulent renforcer le rôle de l’État que dans la mesure où le secteur privé est insuffisant, comme le précisera très clairement Pierre Massé, commissaire au Plan lors du IVe plan: «Le plan est un substitut au marché dans le cas où celui-ci est irréalisable, défaillant ou dépassé.»

Jean Monnet n’a pas une autre conception, lui qui limite volontairement le nombre des membres du Commissariat général du plan à une petite équipe, pour éviter toute dérive bureaucratique. Il mise d’ailleurs sur la recherche du consensus qui doit se dégager des commissions de modernisation, composées de membres de l’administration et de représentants syndicaux et patronaux et chargées d’élaborer le projet de plan. C’est ce qu’il appelle l’«économie concertée», recherche d’une voie moyenne qui réapparaît à diverses reprises dans l’histoire française, sous le nom d’économie contractuelle, avec Jacques Chaban-Delmas, ou d’économie mixte sous François Mitterrand.

Le moment où cette voie moyenne s’est imposée peut être daté: la démission de Pierre Mendès France, en avril 1945. Le plan que proposait ce dernier prévoyait un échange de billets avec blocage d’une partie des fonds afin de briser l’inflation; il comprenait aussi tout un programme de nationalisations (sidérurgie, machine-outil) et d’encadrement de l’économie par un vaste ministère de l’Économie nationale. Avec le rejet de ce plan, la France s’oriente peu à peu vers le retour à un relatif libéralisme. Le tournant est pris par René Mayer à la fin des années 1940: les contrôles sur les prix et les salaires sont levés, ce qui impose l’instauration d’un salaire minimum interprofessionnel garanti (il sera indexé sur les prix et deviendra le S.M.I.G. en 1952). On peut estimer que cette période correspond à la fin de la reconstruction, puisque le Ier plan, qui avait été prolongé au-delà de son terme normal, laisse la place au suivant en 1953.

Une reconstruction en milieu fermé

Dire que la reconstruction de l’économie française s’est effectuée en milieu fermé peut paraître étonnant: le pays ne bénéficie-t-il pas de l’aide américaine dans le cadre des accords Blum-Byrnes (1946) et du plan Marshall (20 p. 100 des fonds distribués lui sont destinés)? N’adhère-t-il pas au G.A.T.T. et au F.M.I.? Ne crée-t-il pas, en 1944, la Banque française du commerce extérieur (B.F.C.E.) pour soutenir ses exportations et, en 1945, la Coface pour assurer l’activité de ses nationaux à l’étranger?

L’ouverture de l’économie française reste pourtant limitée et sélective: les exportations ne représentent toujours que 11 p. 100 du P.I.B. en 1950 et autant en 1960 – moins qu’en 1929. De surcroît, ces échanges se réalisent largement avec l’ancien empire colonial, l’Union française, qui réalise 30 p. 100 du commerce extérieur de la métropole tout au long des années 1950. La France maintient par ailleurs des contingents et rétablit à diverses reprises des cours multiples pour le franc, en contradiction complète avec les règles du G.A.T.T.

C’est donc sur ses propres forces que la France doit compter pour assumer son redressement. L’État fournit un effort remarquable et finance, en 1948, 50 p. 100 de l’investissement productif du pays (28 p. 100 encore en 1958). La production d’énergie est développée sur le sol national avec le charbon (le maximum est atteint en 1958 avec 59 millions de tonnes) et l’hydroélectricité (barrages de Génissiat en 1948, de Donzère-Mondragon en 1952). Les travailleurs sont mobilisés et acceptent de nombreuses heures supplémentaires tandis que les immigrés du Maghreb comblent les vides des générations creuses.

En 1950, l’industrie a presque retrouvé le niveau de production de 1929. Peut alors commencer une période de croissance rapide qualifiée par Edgar Faure d’«expansion dans la stabilité»: entre 1954 et 1957, la production industrielle augmente au rythme moyen de 10 p. 100 l’an et la France retrouve, en 1956, un excédent commercial comme elle n’en avait plus connu depuis le milieu des années 1920 (si l’on excepte la période atypique de l’Occupation où le pays n’importait presque plus, mais «exportait» vers l’Allemagne) [fig. 1]. L’impression de redressement est confirmée par le niveau élevé de la croissance démographique (le «baby-boom»): le taux de natalité dépasse 20 p. 1 000 tout au long de la IVe République et se maintient à ce niveau élevé jusqu’au milieu des années 1960. Alors que la population avait stagné de 1914 à 1945, elle progresse à un rythme rapide: les 50 millions sont atteints au début des années 1970.

Un tel progrès ne va pas sans déséquilibres. L’accent mis sur l’énergie et les industries lourdes favorise les vieilles régions industrielles, et Jean-François Gravier le perçoit bien, lui qui dénonce en 1947, dans Paris et le désert français , les effets pervers du plan Monnet. Le même plan est mis en question à travers la formule ironique «Monnet-monnaie». L’inflation persiste en effet tout au long de la IVe République, malgré les efforts du gouvernement d’Antoine Pinay (1952-1953). Il est possible d’y voir une conséquence du refus du plan Mendès France en 1945. Mais il s’agit aussi d’un moyen commode de financer la croissance: les entreprises, comme les ménages, sont encouragées à s’endetter puisqu’elles savent qu’elles rembourseront plus tard avec une monnaie dépréciée. Le niveau élevé de l’investissement dans les années 1950, et plus encore dans les années 1960, exprime la même réalité, dans la mesure où cet investissement est financé à crédit.

À partir de 1956, cependant, la hausse des prix s’emballe. L’arrivée au pouvoir du Front républicain et de Guy Mollet y contribue par l’adoption de certaines mesures sociales (troisième semaine de congés payés) comme par la montée des dépenses militaires en Algérie et le déficit budgétaire. Le déficit commercial se creuse (fig. 1), expliquant l’instauration du «franc Gaillard» (1957), déprécié pour les exportateurs et surévalué pour les importateurs.

Il est bien évident que la situation économique et sociale ne provoque pas la chute de la IVe République. Elle crée cependant un contexte favorable à toutes les révoltes.

État et capitalisme

Si le retour au pouvoir du général de Gaulle provoque un évident changement politique, les choses ne sont pas si nettes dans l’ordre économique. Les tournants importants ont été négociés dès le début des années 1950: ouverture sur l’Europe avec l’adhésion à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.) en 1951, éloignement de l’ancien empire colonial et amorce de la décolonisation, lente régression du rôle de l’État et encouragement au développement de grandes entreprises privées... Particulièrement significatives sont deux mesures: l’instauration de la taxe à la valeur ajoutée, en 1954, est destinée à stimuler à la fois les investissements et les exportations, puisqu’elle ne pèse pas sur ces deux activités économiques, tandis que les taxes sur la consommation sont alourdies par ce nouveau système; l’institution par E.D.F. d’un tarif modulé permet de facturer moins cher le courant à haute tension, destiné aux industriels, que le courant à basse tension utilisé par les ménages. L’État organise, dans ces deux cas, un transfert de richesse des particuliers vers les entreprises, et le secteur public joue un rôle important dans ce mécanisme.

Ce rôle complexe de l’État est confirmé pendant toute la période gaullienne, voire postgaullienne. L’ambiguïté des relations entre État et capitalisme apparaît dans la comparaison entre les deux premiers chefs de gouvernement de la Ve République: d’une part, Michel Debré, jacobin d’excellence et initiateur de l’E.N.A.; de l’autre, Georges Pompidou, passé par la banque Rothschild.

À certains égards, la place de l’État est en effet renforcée: le secteur public s’étend à de nouveaux domaines (pétrolier avec la création de l’E.R.A.P., nucléaire) et joue plus que jamais son rôle de vitrine technologique (l’aéronautique) et sociale (quatrième semaine de congés payés chez Renault en 1962). Le plan devient une «ardente obligation». Le gouvernement dessine les lignes de force du développement du pays à travers de grands projets (nucléaire, aéronautique, plan Calcul...). Il définit les spécialisations dont doit se doter la France dans le cadre de la division internationale du travail, concentre les moyens et délimite des zones destinées à se consacrer à ces activités essentielles (pôles industrialo-portuaires, zones touristiques dans les Alpes ou le long de la côte de Languedoc-Roussillon, pôle aéronautique de Toulouse). Il met l’accent sur la force du franc, élément clé d’une véritable politique d’indépendance nationale aux yeux du général de Gaulle. En un mot, c’est à l’État de déterminer les orientations majeures du pays, à l’abri de l’influence de tout intérêt particulier. «La politique de la France ne se fait pas à la corbeille», avertit de Gaulle.

Pourtant, si l’État est en charge de l’essentiel, c’est aux entreprises capitalistes de mener à bien l’effort de modernisation dont il a fixé le cadre et les aspects. Aussi la période gaulliste coïncide-t-elle avec un recul de son intervention en ce qui concerne le financement de l’économie: en 1968, il n’assume déjà plus que 18 p. 100 du financement de l’investissement productif, et le chiffre continuera à se réduire. Les patrons sont encouragés à trouver les capitaux dont ils ont besoin auprès de la Bourse (création de l’avoir fiscal en 1965) et des banques (lois Debré de 1966 et 1967, qui assouplissent la distinction entre banques de dépôt et banques d’affaires et permettent de mobiliser l’épargne des particuliers au profit des entreprises).

On voit même apparaître pendant cette période le souci de mieux gérer le secteur public en adoptant des critères d’évaluation plus proches du privé. Le rapport Nora, en 1967, propose de distinguer ce qui relève du service public, qui doit être subventionné, et ce qui relève d’une activité normale d’entreprise, qui doit être profitable. Cela suppose que les entreprises nationales acquièrent une certaine autonomie de gestion. Ces propositions déboucheront sur la signature de contrats de programme sous le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas (le premier est établi avec E.D.F., en 1970).

Ainsi se précisent les relations entre État et capitalisme. Elles ne seront guère modifiées avant 1981, même si l’inflexion libérale se confirme sous Georges Pompidou et sous Valéry Giscard d’Estaing: l’administration continue à prendre en charge les orientations essentielles dans le cadre de ce qu’Élie Cohen a appelé l’«État colbertiste». Elle entend surtout encourager l’émergence de grandes sociétés françaises, puissantes et rentables, capables de s’affirmer à l’échelle européenne et mondiale; pour ce faire, elle construit un environnement favorable, encourage l’investissement et l’innovation, pousse à l’internationalisation mais surtout s’efforce de rapprocher les entreprises afin qu’elles soient plus concentrées: c’est l’«État marieur».

Ces relations correspondent à un changement humain: à l’ère des notables et des patrons succède la période des technocrates et des managers. Ils ont souvent connu les mêmes écoles, fréquenté les mêmes cabinets ministériels et gardé des contacts étroits. Selon une étude de Michel Bauer consacrée aux deux cents premières entreprises industrielles françaises, 73 p. 100 de leurs dirigeants ont suivi le même cursus: une grande école, puis un cabinet ministériel avant d’obliquer vers le privé. Une telle homogénéité de la classe dirigeante assure une large cohésion à la politique économique; mais elle provoque à la fois les critiques de gauche contre «le capitalisme monopolistique d’État» – ce dernier soutenant les profits d’un capitalisme dont il encourage la concentration – et celles des libéraux, pour qui le capitalisme est comme mis sous tutelle par l’administration.

Ouverture et modernisation

L’un des principaux efforts de l’État consiste à ouvrir le capitalisme français sur l’extérieur. En 1957, la France signe les traités de Rome (25 mars) et adhère à la Communauté économique européenne et à Euratom. On pouvait penser que le retour au pouvoir des gaullistes allait remettre en question cette orientation, dans la mesure où ceux-ci s’étaient montrés très critiques à l’égard de la construction européenne. Il n’en sera rien. La France commence à abaisser ses droits de douane en 1959 et participe de plain-pied à la construction d’une Europe économique dont elle tire profit (débuts de la politique agricole commune en 1962). En revanche, elle s’efforce d’orienter la nouvelle organisation dans le sens d’une «Europe des patries» et elle refuse la supranationalité comme la dilution au sein d’un ensemble atlantique dominé par les États-Unis. Aussi le général de Gaulle fait-il échouer à deux reprises (1963 et 1967) l’entrée du Royaume-Uni, jugé trop proche des Américains; il paralyse Euratom pour éviter que celui-ci ne contrôle la force de frappe française, et il impose, en 1966, le compromis de Luxembourg qui permet aux États membres de faire jouer un droit de veto si «des intérêts très importants» sont en jeu.

L’ouverture économique sur l’Europe s’accompagne d’une ouverture sur le monde. Le rapport Armand-Rueff la recommande en 1958, et le franc est dévalué de 17,5 p. 100, ce qui doit rendre leur compétitivité aux produits français; en même temps, il devient complètement convertible. Enfin, au début des années 1960, les derniers contingents qui subsistaient de la période antérieure sont supprimés.

L’indépendance de l’Afrique noire puis de l’Algérie ne va pas en sens contraire. D’abord, la France s’efforce de rester présente sur place – avec succès en Afrique noire, mais pas en Algérie où l’association prévue dans les accords d’Évian est bientôt vidée de toute signification. Ensuite, les liens avec les pays du Tiers Monde qui s’indignaient de la persistance de la colonisation française vont pouvoir se renforcer. Enfin, la France s’efforce de réorienter ses échanges en direction d’autres pays que ses anciennes colonies. «Il n’y a pas que l’Algérie, il y a l’Europe, il y a le monde», explique le général de Gaulle aux officiers parachutistes en 1961.

Cette ouverture n’est d’ailleurs pas immédiatement acceptée par les Français. En 1951, déjà, les entreprises sidérurgiques protestent contre la création de la C.E.C.A., dont elles craignent qu’elle ne soit dominée par l’Allemagne; beaucoup d’agriculteurs sont réticents et certains syndicats, à commencer par la C.G.T., proche du Parti communiste, critiques à l’égard d’une Europe qui leur paraît favorable aux États-Unis et aux intérêts du patronat. L’État a dû jouer un rôle d’initiateur, voire d’éducateur, qui est d’ailleurs rapidement couronné de succès, puisque le C.N.P.F. approuve les traités de Rome et que le monde paysan se réjouit de l’instauration de la politique agricole commune.

On attend de l’ouverture qu’elle provoque un choc modernisateur qui contribuera à transformer le pays. L’élément le plus important de cette modernisation consiste dans la concentration des entreprises. Une étude révèle en effet que, en 1958, sur les cent premières entreprises industrielles mondiales, il n’y en a qu’une seule française, la C.F.P., et encore trône-t-elle à la quatre-vingt-dix-huitième place! L’État encourage donc le rapprochement entre entreprises: il donne l’exemple dans le secteur public (création de la S.N.I.A.S. en 1970), adopte une législation favorable, accorde des prêts (ainsi quand Peugeot rachète Citroën). Parfois, il impose, par exemple lors du programme sidérurgique de 1966 où il subordonne son aide au regroupement du secteur autour de deux grandes sociétés. Mais il peut aussi dissuader quand les fusions ne lui semblent pas souhaitables, comme dans le cas du projet de rachat de Citroën par Fiat: dans la conception gaulliste des choses, c’est un capitalisme national qu’il s’agit de promouvoir.

Cette politique de concentration s’est donc continuée sous les successeurs du général de Gaulle. Tout juste peut-on noter une légère évolution avec Georges Pompidou, qui préfère encourager l’apparition de deux grandes entreprises par secteur – ne serait-ce que pour empêcher les situations de monopole (théorie des deux oligopoles). Ainsi émergent, à coups de fusions et de rachats de puissants groupes comme Pechiney-Ugine-Kuhlman, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson (1971), Rhône-Poulenc qui reprend Progil en 1971 également, Peugeot qui absorbe Citröen en 1974 et Chrysler Europe en 1978, Usinor qui rachète Lorraine-Escaut en 1966, Dassault qui en fait autant la même année avec Breguet, Wendel-Sidélor (futur Sacilor) en 1968... En 1979, la France ne comptera pas moins de neuf groupes dans les cent premières sociétés industrielles mondiales.

Plus puissants, ces groupes industriels peuvent investir plus largement: la formation brute de capital fixe représente près de 24 p. 100 du P.I.B. entre 1960 et 1973 (tabl. 2), un chiffre comparable à celui de l’Allemagne. L’État contribue à cet effort par de grands travaux d’équipement (plan directeur autoroutier en 1960, ports autonomes en 1965, canalisation de la Moselle puis du Rhin à partir de 1958, plan de développement des télécommunications en 1969, inauguration de l’aéroport de Roissy en 1974...). L’effort de recherche et développement est important et atteint 2,2 p. 100 du P.I.B.: de nouveaux organismes publics y contribuent (Centre national d’études spatiales, Centre national d’études des télécommunications), tandis que l’Agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar) diffuse auprès des P.M.I. les résultats de ces découvertes. La forte croissance du secteur industriel (7 p. 100 par an entre 1960 et 1973, 8 p. 100 pour les industries manufacturières) peut être soutenue par les commandes de l’État ou par des lois incitatives (ainsi l’instauration du plan épargne-logement, en 1965, qui dynamise le secteur du bâtiment).

Pendant toute cette période, industrialisation et modernisation semblent aller de pair. Le VIe plan est placé sous le signe de l’«impératif industriel». Le secteur secondaire fait travailler 40 p. 100 des Français en 1968 – le chiffre le plus élevé jamais atteint. Mais la modernisation du secteur agricole est non moins spectaculaire. Grâce aux lois d’orientation de 1960 et de 1962, qui instaurent les S.A.F.E.R. (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) et l’indemnité viagère de départ, la concentration des exploitations est encouragée comme le rajeunissement des agriculteurs. Preuve du succès de cette politique, en 1971 la balance agroalimentaire de la France devient excédentaire – elle le restera à partir de cette date, sauf en 1976.

L’État s’attache enfin à rendre l’effort de modernisation acceptable sur le plan social (mesures en faveur de la participation, mensualisation, création en 1970 du S.M.I.C. qui vise à réduire les inégalités salariales) comme sur le plan géographique. Le risque existe, en effet, de voir les progrès se concentrer sur les régions les plus avancées. Aussi la D.A.T.A.R. (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) est-elle instituée en 1963.

Il existe une véritable unité de la période 1958-1973; le départ du général de Gaulle en 1969 ne provoque pas de changement profond. Par conviction, Georges Pompidou (qui avait d’ailleurs été, comme Premier ministre, en charge de la politique économique entre 1962 et 1968) fait seulement évoluer les choses dans le sens d’un plus grand pragmatisme (abandon en 1969 de la filière française du nucléaire, qui paraît peu rentable), d’un plus grand libéralisme et d’une plus grande ouverture: en particulier il se montre plus favorable à l’entrée de capitaux étrangers et il pousse les entreprises publiques à chercher des partenaires au-delà des frontières (création d’Airbus en 1969, accord General Electric-S.N.E.C.M.A. en 1973). L’État commence également à porter attention aux problèmes spécifiques des P.M.I. et crée, en 1970, l’Institut de développement industriel, destiné à fournir des moyens financiers à de petites entreprises dynamiques.

La haute croissance

Le bilan de cette période se révèle brillant: le P.I.B. augmente de 5,4 p. 100 l’an entre 1960 et 1973, les gains de productivité jouant un rôle essentiel dans cette croissance (4,7 p. 100 l’an), ce qui confirme bien l’idée d’une modernisation rapide du pays. Des étapes peuvent cependant être distinguées.

L’accent est d’abord mis sur les grands équilibres: plan Pinay-Rueff en 1958, dont les acquis sont remis en question par l’accélération de l’inflation liée à l’arrivée des rapatriés d’Algérie en 1962; plan de stabilisation de Valéry Giscard d’Estaing en 1963... L’inflation est relativement contenue (fig. 2) – elle est même inférieure à l’inflation allemande au milieu des années 1960 –, l’équilibre du commerce extérieur est fréquent, le déficit budgétaire est minime. La croissance reste cependant assez rapide, et le chômage modeste, dans la mesure où la population active augmente encore faiblement. Cependant, le nombre des chômeurs atteint 300 000 en 1967.

Les événements de 1968 n’entraînent pas les conséquences économiques que l’on pouvait craindre. Sans doute les accords de Grenelle (27 mai) sont-ils suivis d’effets importants: la section syndicale reçoit des moyens d’action nouveaux dans les entreprises de plus de cinquante salariés, le principe du S.M.I.C. est accepté. Surtout, ces accords entraînent une hausse des salaires qui met en difficulté les entreprises, réveille les tensions inflationnistes et provoque un déficit commercial élevé. Le franc est attaqué, malgré la fermeté du général de Gaulle qui affirme sa volonté de ne pas dévaluer. En fait, les mesures de Grenelle sonnent le glas de la politique restrictive instaurée en 1963. La croissance s’accélère, les entreprises sont dopées par la forte demande et aidées par des baisses d’impôt. En décidant, en 1969, de dévaluer de 12,5 p. 100, Georges Pompidou inaugure une période d’excédents commerciaux élevés (de 1970 à 1973). Avec le recul du temps, sa présidence apparaît comme une nouvelle «belle époque» (tabl. 1).

En réalité, les choix effectués se révéleront contestables: la compétitivité du pays se fonde sur un franc déprécié (les effets de la dévaluation de 1969 sont prolongés par la décision de ne pas réévaluer en 1971 comme le font les principaux partenaires européens) et sur l’emploi d’une main-d’œuvre médiocrement qualifiée et peu onéreuse (la période 1969-1973 est en effet celle où le recours à l’immigration est le plus systématique). Déjà, des déséquilibres se manifestent: malgré des mesures strictes (encadrement du crédit, utilisation du système des réserves obligatoires), l’inflation dépasse 6 p. 100 par an entre 1968 et 1973 et le taux de chômage s’élève à 3 p. 100 à la veille de la crise.

3. La crise, un révélateur

Chocs pétroliers et difficultés internes

La crise des années 1970 affecte spécialement la France pour de nombreuses raisons.

Sa dépendance énergétique est particulièrement élevée (les importations représentent 75 p. 100 de la consommation d’énergie en 1973), et le franc est relativement faible, ce qui élève considérablement la facture énergétique (largement réglée en dollars), qui passe de 15 à 152 milliards de francs entre 1973 et 1984. Les tendances inflationnistes, déjà fortes auparavant, s’aggravent encore et la hausse des prix atteint 14 p. 100 en 1974. Le profit des entreprises avait déjà diminué entre 1968 et 1973; il chute encore, et leur taux d’épargne passe de 17 p. 100 en 1967 à 14 p. 100 en 1973 et 11 p. 100 en 1979 (fig. 3).

Cette constatation rappelle que la crise n’a pas que des origines externes: les difficultés du système tayloriste, le malaise de l’O.S., l’endettement des entreprises, la saturation qui apparaît pour certains produits (acier, logements), le ralentissement de la croissance démographique et la fin du baby-boom (le taux de fécondité tombe à 1,8 dans les années 1980) sont autant d’éléments qui contribuent à faire entrer l’économie en crise.

Celle-ci se manifeste, comme partout ailleurs, par le phénomène de stagflation qui ajoute à l’inflation (10,7 p. 100 par an entre 1973 et 1979) le ralentissement de la croissance: le P.I.B. n’augmente plus que de 2,8 p. 100 annuellement entre les mêmes dates. L’effectif des chômeurs progresse régulièrement, comme de façon inéluctable, franchit la barre du million en 1976 et atteint 1,7 million en mai 1981. L’équilibre commercial est compromis et le déficit devient la règle, sauf en 1975 et en 1978 (tabl. 3; fig. 1).

Face à cette situation, la politique conjoncturelle semble hésiter. Les premières mesures tardent, à cause de la maladie de Georges Pompidou puis de l’élection présidentielle de 1974, gagnée par Valéry Giscard d’Estaing. Après un premier plan de refroidissement en juin 1974, qui accorde la priorité à la lutte contre l’inflation, le programme adopté en 1975 par le Premier ministre Jacques Chirac vise à relancer l’activité grâce à des aides aux entreprises et à un allégement de l’encadrement du crédit. La croissance se redresse, mais le chômage ne diminue pas et le déficit commercial réapparaît. Aussi, en septembre 1976, Raymond Barre devient-il Premier ministre tout en assumant directement la direction de l’économie et des finances. Il condamne la «politique de l’escarpolette» et met l’accent sur la défense du franc: un franc fort permettra de réduire la facture pétrolière, soutiendra l’internationalisation des entreprises et les forcera à un véritable effort de compétitivité. La France adopte des méthodes inspirées par les théories monétaristes, tel le contrôle de la progression de la masse monétaire selon des normes définies à l’avance. Le second choc pétrolier (1979-1980) compromet cependant la lutte contre l’inflation et conduit à adopter un second plan Barre, plus orienté vers la création d’emplois.

Choix libéraux et «socialisme rampant»

Au-delà de ces mesures conjoncturelles, la situation nouvelle de la France conduit à s’interroger sur la réalité de ses transformations: le pays est-il suffisamment compétitif et moderne? La réponse ne semble pouvoir être simplement positive. L’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing coïncide avec de nouvelles évolutions.

L’accent est en premier lieu mis sur un nécessaire recul du rôle de l’État: les entreprises doivent devenir adultes et moins dépendre des administrations. Aussi le VIIe plan (1975-1980) apparaît-il comme peu contraignant, qui met l’accent sur vingt-cinq programmes d’action prioritaire (P.A.P.); le VIIIe plan ne comporte même aucune référence chiffrée. Dans le même esprit, certaines entreprises nationales (les banques de dépôt) s’ouvrent aux capitaux privés tandis que l’ensemble du secteur public est doté d’une plus large autonomie. Le symbole le plus net de cette volonté de désengagement reste cependant la libération progressive des prix à laquelle s’attache le ministre de l’Économie René Monory.

Le deuxième axe de la nouvelle politique consiste dans l’attention portée aux problèmes des entreprises. La libération des prix vise d’ailleurs à leur permettre de reconstituer leurs marges. Toute une série de mesures concernent plus précisément les P.M.E., comme la réforme de l’Anvar.

Le redéploiement, enfin, constitue le troisième volet de cette politique. Il s’agit de mieux s’adapter à la nouvelle donne économique mondiale. La France n’envisage pas, en effet, de se replier sur elle-même: pour payer l’indispensable pétrole, il faut exporter davantage. Tout au plus peut-on noter une politique ambiguë à l’égard de l’immigration que l’on cherche à la fois à diminuer (aide au retour) et à augmenter (regroupement familial; mais il ne s’agit pas là de faire venir de nouveaux travailleurs).

Ainsi, il convient de mieux adapter l’économie française au nouveau contexte international. Michel d’Ornano, ministre de l’Industrie, définit le redéploiement industriel comme «un contenu nouveau à l’effort d’adaptation permanent de l’outil industriel». Le succès de l’entreprise suppose d’abord que l’on se désengage des secteurs condamnés par la concurrence internationale, en particulier les industries de main-d’œuvre comme le textile; le «théorème de l’O.S.», énoncé par Michel Albert, enseigne en effet que les pays développés ne peuvent être compétitifs pour de tels produits face aux nouveaux pays industriels dont les salaires sont beaucoup plus faibles. Il en va de même pour la sidérurgie et pour la plupart des industries de base. Leur déclin inéluctable réduit, à leur égard, l’État à un rôle social: rendre supportable la régression de l’activité. Ainsi, en 1979, le plan Barre instaure le système des préretraites dans le secteur sidérurgique, dont les entreprises passent sous contrôle public. Pourtant, la contraction de l’activité ne concernera pas de la même façon tous les aciers: la France se désengagera des produits longs et se concentrera sur les tôles.

D’un autre côté, en effet, la France doit se spécialiser dans les activités où elle peut être réellement efficace. Il s’agit des «créneaux» qui sont soigneusement définis: agriculture (le premier des P.A.P. du VIIe plan), aéronautique, armes (pudiquement classées dans les «biens d’équipement professionnels»), télécommunications, grands travaux... Le nucléaire joue un rôle central dans ce dispositif: il suppose un effort d’investissement considérable qui explique qu’E.D.F. représente, à elle seule, 3 p. 100 de la formation brute de capital fixe en 1977; il permet de se libérer des coûteuses importations pétrolières et doit fournir aux entreprises une énergie sûre et bon marché; il autorise aussi la constitution d’un puissant secteur, qui sera capable d’exporter – c’est d’ailleurs pour faciliter l’accès au marché américain que le plan Calcul est à nouveau modifié en 1976, C.I.I. quittant le consortium européen Unidata et s’associant à l’américain Honeywell Bull.

En 1976, Valéry Giscard d’Estaing publie Démocratie française ; il y explique que les Français aspirent à être gouvernés au centre. Rien d’étonnant alors à ce que sa politique économique soit critiquée à droite comme à gauche.

Les gaullistes condamnent le «socialisme rampant» du nouveau président. Il est facile d’affirmer que l’État doit se désengager, mais, en période de crise, il est au contraire conduit à assumer des fonctions accrues. Ainsi le secteur public a-t-il tendance à croître (cf. la sidérurgie), et les prélèvements obligatoires augmentent régulièrement pour atteindre 42,5 p. 100 en 1981. Quant au projet de réforme de l’entreprise, il est enterré devant l’opposition d’une grande partie des députés de la majorité.

Plus virulentes encore sont les attaques de la gauche. Elles soulignent que toutes ces mesures favorisent quelques grandes entreprises qui profitent des commandes de l’État, des crédits à l’exportation, des subventions en matière de recherche... Le rapport Hannoun révèle ainsi que la moitié des aides de l’État à l’industrie va à sept entreprises, privées pour la plupart. On est loin des pétitions de principe en faveur des P.M.E.

La politique des créneaux n’est pas moins critiquée: on note que les secteurs en déclin fournissaient beaucoup plus d’emplois que les nouveaux. Le redéploiement est ainsi assimilé à un renoncement d’autant plus absurde que les créneaux sont très dépendants de l’extérieur: à quoi sert de développer les télécommunications alors que la France importe l’essentiel des composants indispensables à cette industrie? Plus elle exportera de matériel téléphonique, plus elle devra importer de mémoires et de microprocesseurs... La montée inéluctable du chômage et les déficits commerciaux semblent apporter la preuve de l’erreur commise.

À mieux y regarder, cependant, le bilan n’est pas si négatif. Bien sûr, la croissance se ralentit, comme les gains de productivité et l’effort d’investissement. Mais, pour tous ces indicateurs, le pays fait mieux que la moyenne de l’O.C.D.E. – et en particulier mieux que l’Allemagne. Le chômage, même s’il progresse et atteint 1,7 million de personnes, est moins élevé qu’ailleurs; l’inflation reste dans la moyenne de l’O.C.D.E.

En ce qui concerne les échanges, la France fournissait 9 p. 100 des exportations de biens et de services de l’O.C.D.E. en 1973 et 9,5 p. 100 en 1979. S’il y a déficit commercial, il y a excédent pour les services et le pays s’est révélé capable de récupérer une grande part de la facture pétrolière: entraîné, notamment, par l’essor des activités de la C.F.P. et d’Elf Aquitaine en mer du Nord, le secteur parapétrolier à lui seul rapporte des devises égales à 20 p. 100 de cette facture en 1980, et il faut tenir compte également des exportations de produits agroalimentaires, d’armes et de grands travaux, tous fortement demandés par les pays de l’O.P.E.P. La France semble, en fait, s’être assez bien adaptée aux conséquences du premier choc pétrolier. Il en ira différemment du second, d’autant plus qu’une politique radicalement nouvelle est pratiquée à partir de 1981.

La «fracture»

Les socialistes avaient inventé, dans les années 1970, un nouveau concept: celui de fracture. Il signifie que la gauche au pouvoir créera une nouvelle société réellement différente du capitalisme, tout en se démarquant de l’idée de révolution, trop identifiée au système communiste. Le Programme commun ainsi que les Cent Une Propositions du candidat Mitterrand, en retrait par rapport à ce programme, contiennent l’essentiel des mesures prévues. Bénéficiant de la majorité absolue à l’Assemblée nationale et de la présidence de la République, les socialistes disposent des moyens et surtout du temps qui les autorisent à appliquer ces mesures. La présence de quatre ministres communistes dans le second gouvernement Mauroy (juin 1981) laisse espérer que le P.C.F. et la C.G.T. apporteront leur soutien. Les conditions sont ainsi radicalement différentes de 1936. Cependant, l’opinion apparaît rapidement réticente; le gouvernement peut-il, dans ces conditions, aller très loin sur la voie du changement?

La nouvelle politique s’articule autour de la formule de «reconquête du marché intérieur», en rupture avec le thème du redéploiement. «Il n’y a pas de secteur condamné, il n’y a que des technologies dépassées», expliquera le ministre de l’Industrie, Jean-Pierre Chevènement. La France peut ainsi être compétitive dans tous les secteurs et aucun ne doit être abandonné. Il faut, au contraire, développer de véritables filières, notion que l’on oppose aux créneaux: elles couvriront tout un ensemble d’activités de l’amont à l’aval, comme la filière électronique, allant de la fabrication des composants aux logiciels. Le IXe plan rappellera que «la vigueur et la puissance d’un appareil industriel dépendent largement de sa cohérence». Cela suppose une politique volontariste de la part de l’État.

Le rôle de celui-ci est en effet considérablement renforcé. Particulièrement significatives sont les nationalisations de 1981-1982. Elles correspondent, selon l’analyse de Christian Stoffaës, à une stratégie anticrise (mettre le secteur public au service de la lutte contre le chômage), anticonflits (créer une véritable démocratie dans l’entreprise) et antitrust (sanctionner les grands groupes qui avaient bénéficié le plus du redéploiement et qui sont suspectés d’hostilité à l’égard de la gauche). Vont être concernés, outre la sidérurgie dont la nationalisation devient effective en 1981, cinq grands groupes industriels (Pechiney-Ugine-Kuhlman, C.G.E., Saint-Gobain, Rhône-Poulenc, Thomson), trente-six banques de dépôt, deux groupes financiers (Paribas et Suez). Le problème se pose de savoir si l’État doit prendre 100 p. 100 des parts ou se contenter de 51 p. 100. La première solution est retenue dans la mesure où l’on craint que, si des intérêts privés restent présents dans ces groupes, l’État ne puisse mettre totalement ces derniers au service de sa politique. C’est bien d’une rupture avec l’esprit même du capitalisme qu’il s’agit: «Nous avons nationalisé les banques, il faut maintenant nationaliser les banquiers», confirme Pierre Mauroy. L’État prend par ailleurs le contrôle (à 51 p. 100 cette fois) de Dassault et des activités industrielles de Matra; il rachète aussi les filiales d’I.T.T. en France et augmente la part du capital qu’il possède dans C.I.I.-Honeywell Bull et Roussel-Uclaf.

Le coût de cette énorme opération est considérable: 47 milliards de francs d’indemnisation pour les anciens actionnaires. La part du secteur public progresse en même temps de façon spectaculaire (fig. 4). En particulier, le secteur public industriel acquiert une importance et surtout une cohérence qu’il ne possédait pas auparavant: alors qu’il représentait 6,4 p. 100 de l’emploi industriel avant 1981, il en représente 19,8 p. 100 après 1982. L’État est particulièrement présent dans le domaine des industries de base et des industries de pointe. Le secteur public industriel est d’ailleurs profondément réorganisé dans un souci de cohérence et d’efficacité et afin d’éviter les concurrences internes: sont ainsi restructurés les secteurs de la chimie (C.F.P.-Total se retire, pour l’essentiel, de la chimie de base, permettant la constitution d’Atochem au sein du groupe Elf Aquitaine), de l’informatique (Saint-Gobain renonce à ses activités, que Bull prend en charge pour l’essentiel) ou des télécommunications (confiées à la C.G.E. et dont Thomson se retire).

La relance de la planification complète ce dispositif: un vaste ministère de la Planification et de l’Aménagement du territoire est constitué. Le nouveau plan s’organisera en deux ensembles: une partie programmée, constituée de douze programmes prioritaires d’exécution, qui définissent les objectifs essentiels de l’État, et une partie contractuelle, négociée avec les régions et les entreprises nationales (les contrats de plan).

Volontarisme industriel et démocratie du travail

Fort de ces moyens, l’État entend renouer avec une véritable politique industrielle. Le ministère de l’Industrie, qui se plaignait d’être trop souvent placé sous la tutelle des Finances, coiffe maintenant d’autres administrations comme la recherche-développement ou le commerce extérieur. Différents plans sont lancés en 1982 pour soutenir des secteurs en difficulté, pour un coût total de 10 milliards de francs: plan textile (qui institue les contrats emploi-investissement), plan machine-outil, plan bois-meuble, plan cuir-chaussures et surtout plan électronique. Ce dernier secteur doit jouer dans le nouveau dispositif un rôle comparable à celui du nucléaire avant 1981. Non seulement il s’agit d’une activité capable de créer des emplois et de générer des exportations, mais elle permettra de moderniser la totalité de l’industrie française.

Des moyens importants sont mobilisés en faveur de l’industrie. Les Codevi, nouvelle forme de placement attractive pour les épargnants modestes, alimenteront le Fonds de modernisation industrielle destiné à soutenir les P.M.I. ; le Fonds spécial de grands travaux coordonnera l’effort de l’État en matière de grands équipements. Le secteur public est particulièrement mobilisé: les banques sont invitées à soutenir les sociétés en difficulté (ainsi Paribas est contrainte à entrer dans le capital de La Chapelle-d’Arblay), les entreprises industrielles devront investir et soutenir leurs sous-traitants... Enfin, un vaste programme de développement de la recherche est adopté qui prévoit de porter sa part dans le P.I.B. à 2,5 p. 100 (le chiffre atteint au début des années 1990 sera de 2,3 p. 100); l’instauration d’un crédit d’impôt recherche incite les entreprises à investir dans ce domaine.

D’autres mesures prétendent étendre la pratique démocratique à de nouveaux domaines. En particulier, les lois Auroux (1982) réforment l’entreprise et élargissent les pouvoirs de la section syndicale ainsi que le droit d’expression sur le lieu de travail. La loi de décentralisation de 1982 entend donner aux régions un véritable pouvoir dans un certain nombre de domaines directement liés à l’activité économique (éducation, transports, recherche). De nombreuses mesures sociales doivent rendre la France plus égalitaire (impôt sur les grandes fortunes, tranche d’imposition sur le revenu à 65 p. 100, plafonnement du quotient familial...). Tout cela n’est pas inconciliable avec l’efficacité économique, espère-t-on; au contraire: dans une société plus juste et plus libre, les travailleurs seront mieux motivés et jouiront d’une plus grande capacité d’initiative.

On retrouve dans cette politique l’esprit de 1945: dans l’idée des dirigeants de gauche, l’équilibre défini au lendemain de la Seconde Guerre mondiale entre l’État, les travailleurs et les entreprises s’est peu à peu déplacé en faveur des dernières; il faut donc rendre à l’État son rôle directeur et y associer plus largement les travailleurs.

Reste que le contexte est radicalement différent.

Priorité à l’emploi

La barre des deux millions de chômeurs est en effet atteinte au début de 1982 – malgré les engagements pris par François Mitterrand pendant la campagne électorale. La lutte contre le chômage apparaît donc comme la priorité absolue.

Comme d’habitude, le secteur public est mis à contribution. En 1981 et 1982, 170 000 emplois sont créés dans les administrations. Des entreprises comme Charbonnages de France embauchent, en même temps que l’on envisage de relancer l’activité charbonnière au nom de l’indépendance énergétique – il faudra vite y renoncer. Les autres entreprises publiques s’efforcent au moins de ne pas licencier, en particulier Renault qui s’interroge sur la possibilité de fermer certaines usines à l’étranger (Espagne) pour rapatrier l’activité en France. À côté de ces mesures ponctuelles, la grande idée du nouveau gouvernement est le partage du temps de travail. On instaure ainsi la cinquième semaine de congés payés et la retraite à soixante ans. Reste le passage aux trente-cinq heures de travail hebdomadaire que les socialistes avaient placé en tête de leurs revendications: on passera en fait à trente-neuf heures sans compensation salariale.

Dans le même esprit, le gouvernement de Pierre Mauroy s’engage dans une politique de relance qui doit contribuer à la création d’emplois. Elle succède à la relance opérée discrètement par Raymond Barre avant l’élection présidentielle. En tout, l’État injecte dans l’économie des sommes égales à 2,3 p. 100 du P.I.B. (0,6 p. 100 pour Raymond Barre et 1,7 p. 100 pour Pierre Mauroy). C’est autant que les dépenses consenties par Jacques Chirac en 1975. Mais les circonstances sont différentes, d’abord parce que la France connaît un déficit commercial important en 1980 et en 1981 (elle avait un excédent en 1975), ensuite parce que les principaux partenaires de la France adoptent au même moment une politique d’austérité qui brise la croissance. La France relance à contre-courant! De plus, les mesures de Pierre Mauroy visent une reprise de la consommation et dureront après lui, tandis que celles de Jacques Chirac soutenaient plutôt l’investissement et étaient ponctuelles. On note ainsi, en 1981 et en 1982, la création d’emplois publics, les aides à la retraite anticipée, l’allocation logement... Si l’on ajoute à cela des mesures qui ne portent pas directement sur le budget de l’État comme la hausse du S.M.I.G. de 10 p. 100 ou celle des allocations familiales de 25 p. 100, on voit l’importance de l’effort engagé.

Les résultats sont extrêmement décevants: la croissance stagne à un niveau médiocre (2,5 p. 100 en 1982) dans la mesure où le surplus de pouvoir d’achat a contribué à des achats de produits étrangers. Aussi le déficit commercial atteint-il le niveau record de 92 milliards de francs en 1982, et cela d’autant plus que le second choc pétrolier et l’appréciation du dollar ont porté la facture pétrolière à un niveau record. Le déficit budgétaire représente 3,6 p. 100 du P.I.B. en 1982, chiffre qui impressionne, même s’il est relativement modeste par rapport à celui de la plupart des partenaires de la France. Mais l’endettement de l’État augmente du même coup, ainsi que l’endettement extérieur net de la France. Le différentiel d’inflation avec nos principaux partenaires s’accroît: avec l’Allemagne, en particulier, il dépasse huit points en 1982 (fig. 5).

Les entreprises françaises sont particulièrement victimes de cette situation: leur taux d’épargne tombe jusqu’à 9 p. 100 (fig. 3) et le taux d’autofinancement s’effondre à moins de 50 p. 100; elles doivent elles aussi s’endetter et réduisent leur investissement, ce qui rejaillit sur toute l’activité.

Révélations

Ce qu’il faut bien appeler l’échec de la politique de 1981-1982, ne serait-ce que parce que les dirigeants socialistes vont lui tourner radicalement le dos à partir de 1983, agit comme un puissant révélateur. Une remise en question radicale des choix antérieurs, et pas seulement de ceux de 1981, en découle.

D’abord l’idée qu’il existe une crise est dorénavant acquise. Longtemps la gauche avait rejeté sur les erreurs des gouvernements de droite la responsabilité des problèmes économiques, argument qu’elle ne peut utiliser longtemps (le thème de l’«héritage»). De façon anecdotique, Vive la crise , une émission télévisée présentée par Yves Montand, une référence pour beaucoup de gens de gauche, contribue à cette prise de conscience. On peut expliquer ainsi le réalisme nouveau de certains syndicats (la C.F.D.T.) ou l’acceptation d’une certaine austérité.

La France découvre aussi toutes les conséquences du mouvement d’ouverture qui s’est engagé depuis les années 1950: les exportations de marchandises représentent près de 20 p. 100 du P.I.B. au début des années 1980. Cela fait peser sur le pays des contraintes dont il peut difficilement se libérer et qui passent par trois «différentiels»: le différentiel de croissance, le différentiel d’inflation et le différentiel de taux d’intérêt. Si la France a plus de croissance et plus d’inflation que ses partenaires, elle risque de subir un déficit commercial inacceptable – et c’est bien ce qui se passe en 1982. Si elle a des taux d’intérêt plus faibles, ce qui semble favorable en termes de croissance et d’emplois, elle risque de voir les capitaux fuir dans des pays voisins. En un mot, la France ne peut pas s’éloigner trop fortement de la politique suivie par ses partenaires. Elle le peut d’autant moins qu’elle fait partie de toute une série d’instances internationales qui limitent sa marge de manœuvre: ainsi le plan textile est-il rejeté par la C.E.E. et le plan que le gouvernement lui substitue sous le nom de D.E.F.I. est refusé à son tour.

Pourtant, il apparaît aussi que la France n’est pas suffisamment ni suffisamment bien ouverte sur l’extérieur. Son taux d’ouverture est inférieur à celui des principaux pays européens comparables (plus de 30 p. 100 pour l’Allemagne). La réapparition de réflexes protectionnistes est vivement critiquée par le patronat, mais aussi par Jacques Delors, qui préfère à la formule de «reconquête du marché intérieur» celle de «conquête du marché européen». Mais, pour vendre à l’étranger, il faut y être présent, et les entreprises françaises sont moins implantées à l’extérieur que d’autres: la France n’a que le sixième stock d’investissement direct mondial au début des années 1980. Toute la capacité exportatrice de la France serait ainsi menacée.

La façon dont la France s’est insérée dans la division internationale du travail aggrave cette situation. Cette insertion, bien adaptée aux circonstances des années 1970, l’est beaucoup moins dans les années 1980. Au début de ces années, la France réalise en effet 30 p. 100 de son commerce extérieur avec le Tiers Monde, et c’est de lui que vient l’essentiel de ses excédents, en particulier en ce qui concerne l’industrie. Si les produits français représentent 19 p. 100 des importations de l’Afrique et 9 p. 100 de celles de l’O.P.E.P. comme de la C.E.E., ils ne constituent que 2,5 p. 100 des importations américaines et 1,5 p. 100 de celles du Japon et des nouveaux pays industriels d’Asie. À partir de 1982, la crise de la dette et la baisse du prix des matières premières plongent les pays en développement dans une situation tragique: ils importent moins, et la balance commerciale française en est affectée. Aussi le contre-choc pétrolier de 1986 n’aura-t-il pas les effets bénéfiques que l’on pouvait espérer; au contraire, la balance industrielle devient négative en 1987 et la France semble condamnée, tout au long des années 1980, au déficit commercial.

La place de la France dans l’économie mondiale serait, enfin, compromise par la faiblesse du franc. Celui-ci est dévalué en 1981, 1982 et 1983. Il perd à cette occasion près de 25 p. 100 de sa valeur par rapport au deutsche Mark – après avoir déjà perdu 28 p. 100 entre 1974 et 1980. La dépréciation de sa monnaie n’a pas permis à la France de gagner en compétitivité, au contraire: l’Allemagne lui inflige, tout au long des années 1980, son déficit commercial le plus lourd.

D’une certaine façon, c’est l’action historique de l’État qui est en cause: n’a-t-il pas encouragé le développement de certains secteurs au détriment d’autres? Il a concentré toute son attention sur les progrès de l’agriculture et sur l’industrialisation, identifiée à la modernisation. Ces choix peuvent être contestés. Dans un rapport au Conseil économique et social, Michel Trigano note que l’État ne consacre que 1,4 p. 100 de son budget au tourisme au milieu des années 1980, alors que ce secteur contribue de façon croissante aux échanges français. Toute une série de mesures ont été adoptées en pensant à l’industrie et en négligeant cette activité: ainsi la déduction de la T.V.A. sur les exportations n’a-t-elle pas de signification dans le cas du tourisme, de même que les crédits de la B.F.C.E. ne peuvent le concerner.

Même en ce qui concerne l’industrie, les interventions publiques peuvent être critiquées. Elles ont pris souvent la forme d’aides à des secteurs en crise – les «canards boiteux» –, ce qui ne fait que maintenir sous perfusion des activités condamnées à terme. Le redressement ne vient pas. Ainsi le plan machine-outil, pourtant doté de 4 milliards de francs, tourne au désastre: Machines françaises lourdes et Intelautomatisme, deux sociétés créées pour l’occasion, font faillite, tandis que l’emploi chute de 21 000 à 10 000 travailleurs (entre 1981 et 1991) et que le taux de pénétration s’élève de 40 p. 100 à 65 p. 100.

On peut objecter que l’administration a obtenu de beaux résultats, en particulier dans le cadre de l’«État colbertiste» et des grands projets. Une étude de Paribas révèle cependant que, de 1975 à 1982, la France a fait un effort de recherche et développement deux fois plus élevé que celui de l’Allemagne en ce qui concerne le domaine aérospatial, mais deux fois moindre dans le secteur chimique et trois fois plus faible pour la mécanique. C’est sans aucun doute le résultat de l’intervention des pouvoirs publics qui ont concentré leurs efforts dans un secteur qu’ils jugeaient essentiel. Mais, dans un pays comme la France, dont les moyens humains et financiers sont comptés, cet effort ne s’est-il pas fait au détriment d’autres activités?

La même critique est souvent adressée au secteur public industriel (S.P.I.), dont le redressement est pourtant spectaculaire: les entreprises publiques renouent avec les profits dès le milieu des années 1980. L’État, qui a joué son rôle d’actionnaire et investi largement dans ces entreprises qu’il a réorganisées et internationalisées, n’a-t-il pas eu une action positive? La droite revenue au pouvoir notera pourtant que ce résultat a été obtenu au prix d’une ponction considérable de l’épargne du pays. Alors que le S.P.I. assure un tiers de l’investissement et un quart de la production industrielle, il draine 52 p. 100 du financement externe des entreprises par ses emprunts et même par l’appel à la Bourse (grâce aux titres participatifs et aux certificats d’investissement que l’on peut assimiler à des actions sans droit de vote). Il bénéficie de 50 p. 100 des aides de l’État à l’industrie et à l’exportation, même s’il ne représente que 30 p. 100 de celles-ci. La bonne santé retrouvée des entreprises nationales ne s’est-elle pas faite au détriment du secteur privé?

Il est ainsi peu de choix de l’État qui ne soient mis en question: la concentration des moyens sur les grandes entreprises alors que l’heure semble plutôt aux P.M.E., le poids des prélèvements obligatoires (le niveau de 45 p. 100 est atteint en 1984) et surtout leur répartition pesant lourdement sur les entreprises, le niveau des charges sociales et des contraintes imposées à ces mêmes entreprises... L’intervention publique, y compris les mesures adoptées en 1981-1982, expliquerait donc le niveau élevé du chômage. Ainsi les trente-neuf heures, dans la mesure où elles ne s’accompagnent pas d’une baisse équivalente des salaires, alourdissent les coûts des entreprises et rendent le travail plus cher. Cela n’encourage guère l’embauche, d’autant que l’on craint d’avoir du mal à licencier en cas de difficultés, à cause de l’autorisation administrative de licenciement instituée en 1975 par Jacques Chirac.

Les observateurs parleront d’une «réconciliation» des Français et de leurs entreprises dans les années 1980. Ceux-ci redécouvrent en effet que leur bonne santé est capitale et qu’il est des règles qu’elles doivent respecter, même si elles sont publiques.

Une France médiocrement ouverte; des entreprises insuffisamment dynamiques, peu tournées vers l’extérieur, étroitement dépendantes des pouvoirs publics et soumises à de lourdes charges; un État omniprésent qui consacre l’essentiel de son temps à maintenir sous perfusion les secteurs en recul et à retarder les mutations inévitables; une compétitivité douteuse, assise, en dépit de tous les discours, sur un franc déprécié et des salaires modestes; une main-d’œuvre médiocrement qualifiée – faiblesse que le recours systématique à l’immigration a aggravée... Le tableau paraît exagérément noirci. C’est pourtant celui qui est souvent tracé à cette époque et, une nouvelle fois, la comparaison avec l’extérieur tourne au détriment de la France, qu’il s’agisse des États-Unis et du Royaume-Uni, qui renouent avec une croissance vive dans le cadre d’un libéralisme redécouvert, ou de l’Allemagne et du Japon, qui accumulent les excédents insolents. Raymond Barre, candidat à l’élection présidentielle de 1988, axera sa campagne sur le thème du déclin français. L’effort de modernisation entrepris depuis 1945 aurait-il été vain?

Tournants et continuité

C’est entre 1982 et 1984 que la politique de la gauche s’infléchit. Le déficit commercial place la France devant une alternative: poursuivre la même politique et quitter le système monétaire européen, avec l’espoir de regagner en compétitivité et afin de se protéger de l’extérieur, ou bien rester dans le concert des grandes nations capitalistes et changer de politique afin de combler les déficits. La première position est défendue par les communistes, mais aussi par de nombreux socialistes (Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe...); la seconde, avec Jacques Delors, l’emporte en mars 1983. L’époque est à la rigueur. L’évolution sera confirmée en 1984 lorsque Laurent Fabius deviendra Premier ministre et que les communistes quitteront le gouvernement, pour entrer nettement dans l’opposition, comme la C.G.T. Les socialistes sont alors conduits à mener une politique radicalement différente de celle qu’ils avaient expérimentée en 1981 et en 1982. Les voici à la fois bénéficiaires et victimes des institutions de la Ve République. Celles-ci leur donnent la possibilité de rester au pouvoir malgré leur premier échec – à l’inverse de ce qui s’était passé pour toutes les majorités de gauche depuis 1924, qui n’avaient pas dépassé les deux ans d’exercice. Mais, pour durer, les socialistes doivent changer, ce qu’une partie de leurs électeurs ne leur pardonnera pas.

Les gouvernements et les majorités vont se succéder. La droite revient au pouvoir en 1986 avec Jacques Chirac, que suivent, de 1988 à 1993, trois gouvernements socialistes: ceux de Michel Rocard, d’Édith Cresson et de Pierre Bérégovoy – ce dernier assurant la continuité de la politique économique dans la mesure où il dirige les Finances de 1984 à 1986, puis de 1988 à 1993, avant de céder la place à Édouard Balladur. L’alternance politique n’empêche pourtant pas la politique économique d’avoir une assez grande cohérence tout au long de la période.

Sur un point, cependant, l’assertion peut surprendre: le rôle attribué à l’État dans l’économie, et plus précisément les nationalisations, qui restent l’un des terrains d’affrontement entre gauche et droite. Pourtant, certaines dénationalisations commencent discrètement avant 1986, comme celle de la Compagnie française de l’azote. La droite revient au pouvoir sur un programme de privatisation ambitieux. Les lois du 2 juillet et du 6 août 1986 en fixent les modalités et le Conseil constitutionnel confirme la validité de ces mesures, à condition que les entreprises en situation de monopole restent entre les mains de l’État. En un peu plus d’un an sont ainsi privatisés Saint-Gobain, la C.G.C.T., la C.G.E., Matra, Paribas, Suez, le C.C.F., la Société générale. Cette dernière privatisation est remarquable, car il s’agit d’une entreprise nationalisée après la Seconde Guerre mondiale: les privatisations ne visent donc pas à défaire ce que les socialistes avaient réalisé en 1981-1982; face aux difficultés que rencontre le «modèle français», elles visent à définir de nouvelles relations entre l’État et le capitalisme.

Seules vingt-neuf entreprises seront toutefois privatisées sur un total de soixante-cinq prévues, rapportant à l’État 70 milliards de francs et impliquant six millions et demi d’actionnaires. C’est que des problèmes se révèlent: la part des capitaux étrangers dans le total (elle est plafonnée à 20 p. 100), la constitution de «noyaux durs» regroupant des actionnaires privilégiés chargés d’assurer la direction de l’entreprise (on accuse le R.P.R. de favoriser des entreprises amies comme la Lyonnaise des eaux) et surtout le krach boursier de 1987, qui conduit à ralentir le rythme prévu.

François Mitterrand, réélu en 1988, s’était engagé à respecter la règle du «ni-ni» – ni privatisation ni renationalisation. En réalité, il y aura quelques nationalisations nouvelles (celle d’U.T.A.) et des efforts pour reprendre en main certaines entreprises récemment privatisées (tentative de «dénoyautage» de la Société générale en 1988-1989); l’interventionnisme de l’État se manifestera aussi par une nouvelle restructuration de la chimie (Orkem, ex-C.D.F. Chimie, est éclaté en 1990 au profit des deux groupes pétroliers français). Mais le plus remarquable est le vote, en 1991, d’une loi de «respiration» qui autorise les pouvoirs publics à vendre jusqu’à 49 p. 100 des entreprises nationales. C’est que ces dernières ont besoin de fonds pour s’internationaliser et se moderniser, dans certains cas pour couvrir leurs pertes. Le recours aux certificats d’investissement ou aux titres participatifs ne suffisant plus, l’État vend une partie du capital d’Elf Aquitaine, des A.G.F. et de Rhône-Poulenc. Particulièrement spectaculaires sont l’entrée de Volvo dans le capital de Renault (qui prend 25 p. 100 du constructeur suédois), celles de N.E.C. puis d’I.B.M. dans le capital de Bull, la vente enfin d’un gros paquet d’actions de Total, au sein duquel l’État, avec les investisseurs institutionnels, ne garde plus que 15 p. 100 du capital – mais continue à choisir le P.-D.G.

La continuité se ressent avec encore plus de netteté dans d’autres secteurs. La libération des prix, engagée par Pierre Bérégovoy, est couronnée, en novembre 1986, par la suppression des ordonnances de 1945. Le contrôle des changes est assoupli par étapes avant de disparaître en 1988. La planification, mise en question en 1986, est finalement conservée, mais le XIe plan paraît essentiellement indicatif.

La politique industrielle a connu un tournant radical en 1984. Le rapport Dalle, qui révèle l’ampleur des sureffectifs dans l’automobile, agit comme un électrochoc. Cette même année, les charbonnages et la sidérurgie recommencent à licencier. L’arrivée à la tête de Renault de Georges Besse confirme l’ampleur du changement: il entérine le choix de l’internationalisation, recentre les activités sur l’automobile, engage un bras de fer avec les syndicats et n’hésite pas à licencier, dans une entreprise qui se voulait la vitrine sociale du pays. Les socialistes mettent alors en avant la notion de conversion (pôles de conversion, congés de conversion), qui paraît comme un retour au redéploiement industriel.

Le ministre de l’Industrie du gouvernement Chirac, Alain Madelin, en supprimant les aides à la Normed, à Manufrance ou à A.R.C.T., accentue l’évolution. Un certain nombre d’organismes disparaissent (F.M.I., F.S.G.T.); l’Anvar et l’I.D.I. sont réorganisées afin de fonctionner plus nettement selon des normes privées. Ensuite, malgré les déclarations volontaristes d’Édith Cresson et de grands projets concernant l’électronique, l’État semble renoncer à beaucoup de ses ambitions en matière de politique industrielle.

C’est qu’il craint de sacrifier l’industrie à l’emploi industriel. En contraignant les entreprises publiques à conserver des travailleurs en surnombre et en augmentant les charges de toutes les sociétés, ne nuit-il pas à leur compétitivité? Ici aussi, la politique s’infléchit nettement. Le Premier ministre Michel Rocard changera de façon significative la dénomination de ses plans «contre le chômage» en plans «pour l’emploi». Il s’agit de mettre les entreprises en situation de créer des postes de travail. Pour cela, l’impôt sur les sociétés est régulièrement diminué, par les gouvernements de gauche comme par ceux de droite, de 50 p. 100 à 33 p. 100. Les P.M.E. sont particulièrement soutenues, notamment sous le gouvernement Cresson (plan de 1991). La flexibilité est encouragée par les lois de 1986 et de 1987, et la majorité de droite supprime en 1986 l’autorisation administrative de licenciement, qu’elle avait adoptée en 1975. Symbolique est la réforme du statut des dockers, en 1992, qui supprime les particularités en matière d’emploi de cette profession. On parle ainsi, de plus en plus, d’un «traitement économique du chômage». Mais les gouvernements ne négligent pas le «traitement social» (toute une panoplie de stages est définie par le ministre du Travail de Jacques Chirac, Philippe Séguin) ni la formation (loi sur la formation alternée en 1984, création de bacs techniques, mesures en faveur de l’apprentissage inspirées de l’exemple allemand).

Ce qui manifeste le mieux la continuité des politiques économiques à partir de 1983 est l’attachement à la stabilité de la monnaie. La France pratique en effet la désinflation compétitive: il s’agit, grâce à un franc fort et à une inflation contenue, de réduire le coût des importations et de favoriser les exportations. Une nouvelle fois, le modèle allemand et son deutsche Mark inspirent les dirigeants français. Ils ont dorénavant les yeux fixés sur le différentiel d’inflation avec l’Allemagne. Aussi s’efforce-t-on de contenir la création monétaire et de limiter le déficit budgétaire à moins de 3 p. 100 du P.I.B.

Tout cela doit permettre de favoriser l’internationalisation de l’économie française. L’insertion de la France dans l’Europe s’accentue et le pays prend de nombreuses initiatives. C’est le président Mitterrand qui propose, en 1985, la création du programme de recherche Eurêka; c’est lui qui accomplit toute une série de gestes symboliques, en particulier en direction de l’Allemagne (création d’une brigade franco-allemande). La France accepte l’Acte unique et surtout les accords de Maastricht, qui prévoient une Union monétaire européenne. Il lui faut s’adapter à tous ces changements, en particulier en réformant le statut de la Banque de France – ce sera l’un des premiers chantiers ouverts par le gouvernement Balladur.

Gauche ou droite, la continuité est indiscutable. Certains socialistes ne s’y trompent pas, qui accusent le gouvernement Rocard de «déficit social». Pourtant, celui-ci a bien créé un nouvel impôt sur le capital, l’impôt solidarité fortune, après que la droite eut supprimé l’I.G.F.; cet impôt permet de financer le revenu minimum d’insertion. De même, à la veille des élections de 1993, le gouvernement de Pierre Bérégovoy infléchit sa politique: alors que le déficit budgétaire augmente et atteint 230 milliards en 1992, le Premier ministre s’en prend publiquement aux entreprises nationales qui licencient, et la loi Aubry (1992) alourdit les procédures de licenciement. On est cependant en droit de voir dans ces mesures l’expression d’un souci électoral plus que l’amorce d’un véritable changement. De toute façon, la victoire de la droite et la formation du gouvernement Balladur semblent indiquer que les grandes tendances antérieures ne seront pas modifiées.

Bilans

La France avait relancé à contre-courant en 1981-1982. Elle s’engage dans une politique de rigueur en 1983, au moment où les États-Unis, et avec eux l’ensemble de l’O.C.D.E., sortent de la récession. On comprend que la France tarde à rejoindre ses partenaires. Alors qu’elle avait connu une croissance supérieure à celle de l’O.C.D.E. de 1960 à 1982, elle obtient des résultats sensiblement inférieurs de 1983 à 1987, avant de revenir dans la moyenne (tabl. 3). Le chômage s’envole à partir de 1984: le taux atteint 10,5 p. 100 en 1987, et cela n’est pas dû simplement à l’arrivée de nombreux jeunes sur le marché du travail ou à la persistance d’une immigration importante (solde migratoire net d’environ 100 000 personnes par an, selon le démographe Jean-Claude Barreau), puisque près de 500 000 emplois disparaissent entre 1981 et 1985.

À partir de 1987, cependant, le nombre des emplois créés redevient positif et s’élève, selon l’I.N.S.E.E., à près de un million entre 1987 et 1991. Cette période paraît d’ailleurs très favorable: le taux de croissance se redresse à plus de 3 p. 100 l’an, l’inflation est l’une des plus faibles de l’O.C.D.E. et devient même inférieure à celle de l’Allemagne (fig. 5). Encore faut-il noter de nombreux déséquilibres, en particulier sur le marché du travail, où progressent les emplois précaires et à temps partiel.

Ces résultats sont compromis par la récession du début des années 1990: 1992 voit une nouvelle régression de l’emploi et, en fin d’année, les effectifs des chômeurs dépassent la barre symbolique des trois millions (en données brutes; en données corrigées des variations saisonnières, le chiffre sera atteint au printemps de 1993). Les faillites d’entreprise atteignent un chiffre record (58 000 en 1992) tandis que le taux d’épargne, qui s’était élevé jusqu’à 18,2 p. 100 en 1988, retombe à 15,9 p. 100.

Le deuxième sujet d’inquiétude est constitué par les équilibres financiers. Au déficit budgétaire il faut en effet ajouter celui de la Sécurité sociale, qui ne fait que s’aggraver. En charge de la Santé dans le gouvernement Balladur, Simone Veil estime à 42 milliards le déficit cumulé entre 1990 et 1992. Les perspectives d’avenir sont encore plus inquiétantes à cause de la montée des dépenses de santé et du problème des retraites. Le gouvernement de Michel Rocard avait promis une grande réforme de la Sécurité sociale, mais avait dû se contenter de la création d’un nouvel impôt, la contribution sociale généralisée. Très efficace, puisque prélevée à la source et frappant tous les types de revenus, cette nouvelle taxe a été augmentée à diverses reprises.

Quant au déficit commercial, il a été la règle depuis 1979 (fig. 1), excepté en 1986 et surtout en 1992 (excédent de 30,5 milliards de francs), année où le solde industriel est redevenu positif. Sans doute les services dégagent-ils un excédent, mais les transferts sont négatifs. La France a donc eu pendant cette période un besoin de financement important, d’autant plus que les entreprises françaises ont largement acheté à l’étranger, ce qui suppose aussi des sorties de devises. Elle a pu le couvrir en attirant des capitaux étrangers sur son marché boursier ou en lançant, en 1985, les O.A.T. (obligations assimilables du Trésor), rendues attractives par le niveau élevé des taux d’intérêt.

La persistance du déficit commercial conduit à revenir aux questions qui se sont posées pendant toute la période: la France s’est-elle suffisamment modernisée?

Une France moderne?

Les analyses traditionnelles du retard français partaient des mêmes clichés: faible part de l’industrie, faible ouverture, faible concentration, etc. Qu’en est-il au début des années 1990?

Parmi les cinq cents premières entreprises industrielles mondiales, trente-deux sont françaises (chiffres de 1991). Sans doute le poids cumulé des dix premières entreprises du pays ne dépasse-t-il pas 220 milliards de dollars, contre 660 milliards pour les dix premières américaines et 390 milliards pour les dix premières japonaises. Le progrès n’en est pas moins sensible: beaucoup d’entreprises françaises sont au premier rang mondial dans leur domaine, à l’image des Cristalleries d’Arques, de Mérieux, de Bic, de Zodiac, d’Air liquide, de Bouygues, de Perrier ou d’Accor... La diversité des «talents» français transparaît à travers cette énumération. Les succès technologiques dans de nombreux secteurs (nucléaire, T.G.V., Minitel, carte de crédit à mémoire) confirment cette impression.

Le capitalisme s’est, par ailleurs, renforcé et modifié, en particulier en ce qui concerne l’organisation du travail: des méthodes inspirées des organisations japonaises ont été acclimatées chez Renault ou chez Peugeot, l’effort de formation interne atteint un niveau élevé (3,6 p. 100 du chiffre d’affaires en moyenne) et la France se classe au troisième rang dans le monde pour le nombre de cercles de qualité. Les nationalisations puis les privatisations ont conduit à de nouveaux découpages, à de nouvelles alliances (en particulier par l’intermédiaire des noyaux durs), tandis que, guidés par des repreneurs d’entreprises dynamiques, de nouveaux groupes se sont affirmés (Bolloré, Pinault...).

Un autre changement significatif concerne la structure de l’activité nationale par secteurs. L’agriculture ne représente plus, en 1991, que 5,7 p. 100 des emplois, contre 8,6 p. 100 dix ans plus tôt; elle-même s’est considérablement modernisée, puisque cette baisse de l’emploi s’est accompagnée d’une croissance de la production et de gains de productivité spectaculaires (5,5 p. 100 l’an de 1960 à 1990, selon l’O.C.D.E.), ce qui contribue à sa compétitivité. Le même phénomène se retrouve dans le secteur industriel, qui regroupe 30 p. 100 des actifs (bâtiment et génie civil compris) et dont les gains de productivité ont été de 4,5 p. 100 l’an pendant la même période (pour le secteur manufacturier), plus qu’en Allemagne! Mais le phénomène le plus remarquable est la tertiarisation de l’économie: les services fournissent plus de 14 millions d’emplois (66 p. 100 du total), dont près de 10 millions dans les services marchands. Particulièrement importantes sont les activités de commerce (2,7 millions), du transport et des télécommunications (1,3 million) des services aux entreprises (1,8 million)... C’est de ces catégories d’activité que dépendent désormais les créations d’emploi.

Les services étaient longtemps apparus comme la caricature d’une France archaïque: la boutique, l’hôtel de la gare, les palaces parisiens dont le prestige ne faisait pas oublier le faible équipement hôtelier de la capitale, les banques frileuses qui hésitaient à investir dans l’industrie... Il n’est plus possible de tracer aujourd’hui le même portrait: chaînes de grandes surfaces (le premier hypermarché est construit par Carrefour, en 1963, à Sainte-Geneviève-des-Bois), chaînes hôtelières (Novotel ouvre son premier hôtel en 1967, à Lille), tour-opérateurs, banques modernisées (elles ont particulièrement développé la monétique), parcs de loisirs, qui voient la participation de sociétés étrangères (EuroDisney), etc., tout démontre une formidable mutation de ce secteur. Certains s’en inquiètent en notant que cette évolution signifie moins de créations d’emplois et accusent le secteur tertiaire de mal soutenir l’industrie (cf. les relations conflictuelles entre les producteurs et les chaînes de grands magasins). Les services n’en constituent pas moins un pôle de compétitivité de l’économie française, en particulier les grands travaux et le tourisme (cette dernière activité constitue depuis 1991 le premier solde commercial positif du pays, devant l’agriculture, et a dégagé en 1992 un excédent de 58 milliards de francs). Les banques, les chaînes hôtelières et commerciales sont très présentes à l’étranger, en particulier en Europe du Sud. Le secteur des services participe ainsi à l’effort d’internationalisation du pays.

Le dernier aspect de la modernisation de l’économie est, en effet, l’ouverture. Le commerce extérieur joue un rôle croissant pour l’économie nationale et il s’est complètement réorienté. La C.E.E. compte maintenant pour plus de 60 p. 100 dans les exportations françaises, et le reste de l’O.C.D.E. pour 20 p. 100. La France a su développer ses échanges avec les grands pays industriels, et cette constatation se vérifie également dans le secteur des services. De ce point de vue, le solde commercial positif de 1992 se charge d’une signification nouvelle: il s’explique en grande partie par l’excédent réalisé sur nos partenaires de la C.E.E., comme l’Espagne, tandis que le déficit avec l’Allemagne a fondu; il est vrai, en revanche, que les déficits avec les États-Unis et avec le Japon atteignent des montants records. La France a-t-elle gagné en compétitivité?

Si tel est le cas, elle le doit sans doute à un formidable mouvement d’internationalisation de ses entreprises. La fin des années 1980 marque, de ce point de vue, une véritable mutation: la France a été le deuxième pays au monde pour les flux d’investissements directs à l’étranger en 1990, le premier en 1991 et le deuxième à nouveau en 1992. Elle est ainsi en train de rattraper un retard ancestral et, selon un rapport établi par la Direction des relations économiques extérieures en 1991, les entreprises françaises possèdent à travers le monde dix mille filiales faisant travailler 1,9 million de personnes. Parallèlement, les capitaux étrangers s’investissent eux aussi en France: dans l’industrie nationale, les entreprises à participation étrangère représentent 22,1 p. 100 des effectifs, 26,7 p. 100 du chiffre d’affaires, 26,2 p. 100 des investissements et 25,4 p. 100 de la valeur ajoutée (chiffres pour 1990, hors énergie).

Cette ouverture n’est pas sans susciter des attitudes réservées, voire critiques; la campagne pour le référendum sur les accords de Maastricht les a illustrées. Certains ont dénoncé l’alignement sur les taux d’intérêt allemands, facteur de récession. La réforme de la politique agricole commune, décidée au niveau européen en 1992, s’impose à l’agriculture française et ne lui sera guère favorable, malgré divers aménagements. Outre la contrainte extérieure, pèseraient ainsi sur la France les décisions prises à Genève (siège du G.A.T.T.), à Bruxelles ou aux sièges des firmes multinationales.

Ces constatations inquiètent et expliquent le niveau élevé des non lors du référendum sur les accords de Maastricht, comme la demande exprimée par le C.N.P.F., en février 1993, d’une remise à plat des négociations du G.A.T.T. L’économiste Alain Cotta, dans La France en panne , parle d’une nation «ligotée», voire d’une «banalisation de la France». Mais, après tout, n’est-ce pas ce but que visait l’effort entrepris depuis 1945, faire de la France un pays comme les autres puissances industrielles en gommant des spécificités qui apparaissaient comme autant d’archaïsmes? Reste à savoir si l’exemple japonais ne signale pas la possibilité d’une autre conception de la modernité associée aux traditions et au sentiment d’identité d’un peuple... Le fait est, en tout cas, que les Français ont entériné lors du référendum de septembre 1992, même si c’est de justesse, les idées d’une intégration croissante à l’Europe et de l’internationalisation comme élément clé de la modernisation.

Une France capitaliste. Une France industrielle et tertiaire. Une France ouverte. Le pays a bien changé, et en particulier dans les années 1980. En même temps, la notion de modernité a évolué: alors qu’on l’identifiait après la Seconde Guerre mondiale à l’action d’un État actif et colbertiste, on la recherche plutôt dans un recul de son rôle. On considère aussi comme moderne le fait d’asseoir la compétitivité du pays sur une monnaie forte, sur une productivité élevée et sur un bon niveau de formation. L’accent est mis plus fortement sur les petites et moyennes entreprises (moins de 500 salariés).

L’un des problèmes que pose la notion de modernité, en effet, c’est qu’elle est changeante. Autrefois assimilée aux grandes structures, aux économies d’échelle et à la production de masse, elle s’identifie actuellement à la flexibilité, à la qualité, à la souplesse – ce qui contribue à redimensionner le rôle de l’État. Plus la France semble s’approcher de la modernité, plus cette dernière se déforme et s’éloigne ainsi qu’une illusion. On pourrait être tenté d’en conclure que le discours sur la modernité a surtout servi à discréditer le passé et à légitimer le présent. Finalement, nous redécouvrons aujourd’hui qu’il y a bien des injustices à traiter d’archaïque la France du XIXe siècle ou celle des années 1920. Mais la notion de modernité et son corollaire, le thème du retard, ont aussi constitué un mythe destiné à mobiliser les énergies nationales et à assurer un consensus sur les objectifs futurs. Nul doute que ce discours ne soit encore nécessaire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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